Je ne connais de fait plus encourageant que la capacité incontestable qu’a l’homme d’élever sa vie par un effort conscient. - Henry David Thoreau

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Mandela et le leadership : ses 8 enseignements
Richard Stengel


Nelson Mandela s’est toujours senti plus à l’aise autour des enfants et, à certains égards, sa plus grande privation au cours des 27 années passées en prison était de n’avoir pas pu entendre un bébé pleurer ni tenir la main d’un enfant. Le mois dernier, quand j’ai rendu visite à Mandela à Johannesbourg — un Mandela plus frêle et moins éveillé que celui que je connaissais — son premier instinct était d’étendre ses bras grands ouverts à mes deux garçons. En quelques secondes, ils étreignaient le vieil homme amical qui leur a demandé à quels sports ils aimaient jouer et ce qu’ils avaient eu au petit déjeuner. Pendant qu’on se parlait, il tenait mon fils Gabriel, dont le deuxième prénom compliqué, Rolihlahla, est le vrai prénom de Nelson Mandela. Il lui racontait l’histoire de ce prénom, que cela se traduit en xhosa par « fais baisser la branche d’un arbre », mais qu’il signifie réellement « fauteur de trouble ».

Alors qu’il se prépare à fêter son 90e anniversaire la semaine prochaine, Nelson Mandela aura sûrement  causé assez d’ennuis pour plusieurs vies. Il a libéré un pays d’un système de préjugés violents et a aidé à unir blanc et noir, oppresseur et opprimé, d’une façon qui ne s’était jamais faite auparavant. Dans les années 1990, j’ai travaillé avec Mandela, pendant presque deux ans, sur son autobiographie, Le long chemin vers la liberté. Après avoir passé tout ce temps en sa compagnie, j’ai eu un terrible sentiment de repli une fois que le livre était terminé; c’était comme si le soleil se couchait et annonçait le crépuscule de la vie. Nous nous sommes vus de temps en temps, au fil des ans, mais je voulais lui faire ce qui pourrait être une dernière visite et que mes fils le rencontrent une fois de plus.

Je voulais aussi lui parler du leadership. Mandela est, en sa personne, ce que le monde a de plus proche d’un saint laïque, mais il serait le premier à reconnaître qu’il est quelque chose de beaucoup plus terre à terre : un homme politique. Il a renversé l’apartheid et créé une Afrique du Sud démocratique, non raciale, en sachant précisément quand et comment faire la transition entre ses rôles de guerrier, de martyr, de diplomate et d’homme d’État. Mal à l’aise avec les concepts philosophiques abstraits, il me disait souvent que tel problème « n’était pas une question de principe, mais plutôt une question de tactique ». Il est un maître tacticien.

Mandela ne se sent plus à l’aise devant des demandes d’information ou des faveurs. Il craint de ne pouvoir susciter ce que les gens s’attendent quand ils se rendent chez une divinité vivante et de n’être pas assez vain pour se soucier de ce qu’ils ne pensent pas qu’il a perdu de sa stature. Mais le monde n’a jamais eu besoin des dons de Mandela — en tant que tacticien, militant et, oui, homme politique — plus maintenant que jamais, comme il l’a montré une fois encore à Londres, le 25 juin, quand il s’est levé pour condamner la sauvagerie de Robert Mugabe, le président du Zimbabwe. Alors que s’amorce la phase principale d’une campagne présidentielle historique aux États-Unis, il y a beaucoup de choses qu’il peut enseigner aux deux candidats. J’ai toujours considéré ce que vous allez lire comme les Règles de Madiba (Madiba, son nom de clan, est le nom pour les proches), et elles ont été recueillies parmi nos conversations anciennes et nouvelles et de mes observations de près et de loin. Elles sont pour la plupart pratiques. Beaucoup d’entre elles proviennent directement de son expérience personnelle. Elles sont toutes calibrées pour causer des ennuis les meilleurs encore : les ennuis qui nous obligent à nous demander comment pouvons-nous rendre le monde meilleur.

Enseignement 1
Le courage n’est pas l’absence de peur; c’est inspirer les autres à aller au-delà, à la surmonter
En 1994, lors de la campagne en vue de l’élection présidentielle, Mandela est  monté à bord d’un petit avion à hélice pour se rendre aux champs des tueries de Natal et rallier ses partisans zoulous. J’ai accepté de le rencontrer à l’aéroport, où nous allions continuer notre travail après son discours. Quand l’avion était à 20 minutes de l’atterrissage, l’un de ses moteurs a échoué. Certains passagers ont commencé à paniquer. La seule chose qui les a calmés était de voir Mandela qui lisait tranquillement son journal comme s’il était dans un train de banlieue, le matin, en route vers le bureau. L’aéroport s’est préparé à un atterrissage d’urgence, mais le pilote a réussi à poser l’avion en toute sécurité. Quand Mandela et moi sommes assis sur le siège arrière de sa BMW blindée qui nous mènerait au rassemblement,  il s’est tourné vers moi et m’a dit : « Ben mon vieux, comme j’étais mort de peur là-haut ! »

Mandela avait souvent peur au cours de la vie dans le maquis, pendant le procès de Rivonia qui s’est soldé par son emprisonnement, pendant son incarcération sur l’île Robben. « Bien sûr, j’avais peur ! », il me disait plus tard, estimant que cela aurait été irrationnel si cela n’avait pas été le cas. « Je ne peux pas prétendre que je suis courageux et que je peux vaincre tout le monde. » Mais, en tant que leader, vous ne pouvez pas le laisser savoir. « Vous devez faire semblant, porter un masque. »

Et c’est précisément ce qu’il a appris à faire : feindre et, par ce courage de façade, inspirer les autres. C’était un masque que Mandela a perfectionné sur l’île Robben, où il y avait beaucoup à craindre. Les prisonniers qui étaient là avec lui ont dit que le fait de voir Mandela traverser la cour, se tenant droit et fier, leur donnait de quoi tenir encore quelques jours. Il savait qu’il était une figure emblématique pour les autres, et cela lui a donné la force de triompher de sa propre peur.

Enseignement 2
Menez de front, mais ne laissez pas votre base derrière
Mandela est méfiant. En 1985, il fut opéré d’une hypertrophie de la prostate. Quand il est retourné en prison, il s’est vu séparé de ses collègues et amis, pour la première fois, en 21 ans. Ils ont protesté. Mais comme le rappelle son ami de longue date, Ahmed Kathrada, il leur a dit : « Attendez une minute, mes amis. Il va peut-être en ressortir quelque chose de bon. »

La bonne chose était que Mandela a, de son propre gré, entamé des négociations avec le gouvernement de l’apartheid. Pour le Congrès national africain (ANC), ce fut un anathème. Après avoir dit pendant des décennies que les « prisonniers ne peuvent pas négocier » et avoir prôné la lutte armée qui ferait plier le gouvernement, il a décidé que le moment était venu de commencer à parler à ses oppresseurs.

Quand il a entamé ses négociations avec le gouvernement en 1985, nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il avait perdu la tête. « Nous avons pensé qu’il a retourné sa veste », dit Cyril Ramaphosa, le puissant chef fougueux du Syndicat national des mineurs. « Je suis allé le voir pour lui dire, que faites-vous ? C’était une initiative incroyable. Il a pris un risque énorme. »

Mandela a lancé une campagne pour faire accepter à l’ANC que son approche était la meilleure voie à suivre. Il mettait en jeu sa réputation. Il allait voir chacun de ses camarades en prison, Kathrada se souvient, et lui expliquait ce qu’il faisait. Lentement et méthodiquement, il a réussi à les convaincre, tous.  « Vous amenez votre base de soutien avec vous », dit Ramaphosa, qui était alors secrétaire général de l’ANC et aujourd’hui un magnat des affaires. « Une fois que vous arrivez à la tête de pont, alors vous laissez le peuple traverser. Il n’est pas un leader genre gomme à mâcher; mâchez maintenant et jetez-le plus tard. »

Pour Mandela, le refus de négocier était une question de tactique, et non de principes. Tout au long de sa vie, il a toujours fait cette distinction. Son principe — le renversement du régime d’apartheid et le droit de vote démocratique — était immuable, mais presque tout ce qui devait lui permettre d’arriver à ce but, il le considérait comme étant de la tactique. Il est le plus pragmatique des idéalistes.

« C’est une figure historique », dit Ramaphosa. « Il nous devançait dans ses pensées. Il a la postérité à l’esprit et se demande : Quelle idée vont-ils se faire de ce que nous avons fait ? » La prison lui a donné la capacité de voir les choses dans une perspective à long terme. Il le fallait; il n’y avait pas d’autre issue possible. Il pensait en termes de décennies, et non de jours et de semaines. Il savait l’histoire était de son côté, que le résultat était inévitable et que c’était juste une question de savoir dans combien de temps et comment l’objectif serait atteint. « Les choses vont s’améliorer à long terme », il disait parfois.  Il a toujours misé sur le long terme.

Enseignement 3
Menez de l’arrière, et laissez croire aux autres qu’ils sont devant
Mandela aimait se remémorer son enfance et ses paresseux après-midi d’éleveur de bovins. « Vous savez, disait-il, vous ne pouvez mener que par derrière. » Il lèverait alors ses sourcils pour s’assurer que j’ai bien saisi l’analogie.

Alors gamin, Mandela fut considérablement influencé par Jongintaba, le roi tribal qui l’a élevé. Lorsque Jongintaba réunissait sa cour, les hommes se mettaient en cercle, et il ne prenait la parole qu’après que tous eurent parlé. Le travail du chef, dit Mandela, n’était pas de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, mais de former un consensus. « Évitez d’entrer dans le débat trop tôt», disait-il.

Pendant le temps que j’ai travaillé avec Mandela, il réunissait souvent son cabinet à son domicile de Houghton, une belle vieille banlieue de Johannesbourg. Il rassemblait une demi-douzaine d’hommes, Ramaphosa, Thabo Mbeki (qui est maintenant le président d’Afrique du Sud) et d’autres autour de la table de la salle à manger ou parfois en cercle dans son allée. Certains de ses collègues lui criaient — d’aller plus vite, d’être plus radical — et Mandela se contentait simplement de les écouter. Quand il prenait finalement la parole lors de ces réunions, il résumait lentement et méthodiquement les points de vue de chacun, puis déployait ses propres pensées, tout en orientant subtilement la décision dans le sens qu’il voulait, sans l’imposer. Le truc du leadership est de vous laisser conduire aussi. « Il est sage, dit-il, de persuader les gens de faire des choses et de leur faire croire que c’était leur propre idée. »

Enseignement 4
Apprenez à connaître votre ennemi et son sport favori
Dès les années 1960, Mandela a commencé à étudier l’afrikaans, la langue des Sud-Africains blancs qui ont instauré l’apartheid. Ses camarades de l’ANC s’en moquaient et le taquinait à ce sujet, mais il voulait comprendre la vision du monde de l’Afrikaner; il savait qu’un jour il se battrait contre eux ou négocierait avec eux, et que, de toute façon, son destin était lié au leur.

C’était un coup stratégique dans deux sens : en parlant la langue de son adversaire, il pourrait comprendre ses forces et ses faiblesses et formuler les tactiques en conséquence. Mais il s’attirerait également les bonnes grâces de son ennemi. Tout le monde, des geôliers ordinaires à PW Botha, était impressionné par la volonté de Mandela de parler l’afrikaans et sa connaissance de l’histoire des Afrikaners. Il a même actualisé sa connaissance du rugby, le sport favori des Afrikaners, afin de pouvoir échanger des vues et comparer les notes sur les équipes et les joueurs.

Mandela a compris que les Noirs et les Afrikaners avaient en commun quelque chose de fondamental : les Afrikaners se croyaient eux-mêmes des Africains aussi profondément que les Noirs. Il savait aussi que les Afrikaners avaient été eux-mêmes victimes de préjugés : le gouvernement britannique et les colons anglais blancs les méprisaient. Les Afrikaners ont souffert d’un complexe d’infériorité culturelle presque autant que les Noirs.

Mandela était avocat et, en prison, il a aidé les gardiens à s’occuper de leurs problèmes juridiques. Ils étaient beaucoup moins instruits et rompus aux usages du monde que lui, et c’était extraordinaire pour eux qu’un homme noir soit disposé à les aider et en mesure de les aider. Ces hommes étaient « les acteurs les plus impitoyables et les plus brutaux du régime d’apartheid », explique Allister Sparks, la grande historienne sud-africaine, et il « s’est rendu compte que même le pire et le plus grossier pourrait être partenaire de négociation. »

Enseignement 5
Gardez vos amis proches de vous et vos rivaux encore plus près
Beaucoup de personnes que Mandela invitait chez lui, à la maison qu’il a fait construire à Qunu, étaient des gens en qui, m’a-t-il bien fait comprendre, il n’avait pas entièrement confiance. Il les invitait à dîner; il les appelait pour les consulter; il les flattait et leur faisait des cadeaux. Mandela est un homme doué d’un charme invincible, et il l’a utilisé souvent même à plus grand effet sur ses rivaux que sur ses alliés.

Sur l’île Robben, Mandela avait toujours l’habitude d’inclure dans son cercle d’experts des hommes qu’il n’aimait pas encore moins sur qui il pouvait compter. Une personne à qui il s’était rapproché était Chris Hani, le chef d’état-major fougueux de l’aile militaire de l’ANC. Il y en avait qui pensaient que Hani conspirait contre Mandela, mais Mandela le charmait. « Ce n’était pas seulement Hani, dit Ramaphosa, il y avait aussi les grands industriels, les familles de mineurs, l’opposition. Il leur téléphonait le jour de leur anniversaire. Il assistait aux obsèques de membres de la famille. Il y voyait une occasion à saisir. » Quand Mandela est sorti de prison, et fait notoire, il comptait ses geôliers parmi ses amis et a mis dans son premier cabinet des dirigeants qui avaient prolongé son incarcération. Pourtant, comme je le sais parfaitement, il méprisait certains d’entre eux.

Il y avait des fois où, à propos de certains, il a fini par s’en  laver les mains et il y avait aussi des fois où, comme beaucoup de gens de grand charme, il s’est laissé charmer. Au début, Mandela a noué une relation rapide avec F. W. De Klerk, alors président de l’Afrique du Sud, et c’est pourquoi il s’est senti plus tard si trahi lorsque De Klerk l’a attaqué en public.

Mandela était persuadé que rallier ses rivaux était une manière de les contrôler. C’est-à-dire que, laissés à eux-mêmes, les éloigner, ils étaient plus dangereux que s’ils faisaient partie de son cercle d’influence. Il chérissait la loyauté, mais n’en a jamais fait une obsession. Après tout, il avait l’habitude de dire : « Les gens agissent dans  leur propre intérêt. » Pour lui, c’était tout simplement d’une réalité de la nature humaine, et non un défaut ni une aberration. Le revers de la médaille pour un optimiste — et il en est un —, c’est qu’on fait trop confiance aux gens. Mais, pour Mandela, et il l’a reconnu, la façon de traiter avec les personnes en qui il n’avait pas confiance était de les neutraliser avec du charme.

Enseignement 6
Les apparences comptent, et n’oubliez pas de sourire
Quand Mandela était étudiant en droit à Johannesburg, un pauvre étudiant vêtu d’un costume élimé, on l’a emmené voir Walter Sisulu alors agent immobilier et jeune chef de l’ANC. Mandela a vu un homme noir rompu aux usages du monde, qui a réussi, qu’il pourrait imiter. Sisulu voyait l’avenir.

Sisulu m’a dit une fois que sa grande ambition dans les années 1950 était de transformer l’ANC en un mouvement de masse; et puis, un jour, il s’en est rappelé en souriant, « un leader de masse est entré dans mon bureau ». Mandela était grand et beau, un boxeur amateur qui avait la prestance royale du fils d’un chef. Et il avait un sourire éclatant comme le soleil qui s’éclot par temps nuageux.

Nous oublions parfois la corrélation historique entre le leadership et la présence physique. George Washington était l’homme le plus grand et probablement le plus fort dans chaque salle où il est entré. La taille et la force tiennent plus de l’ADN que des manuels de leadership, mais Mandela avait compris comment son apparence pourrait faire avancer sa cause. En tant que chef de l’aile militaire souterraine de l’ANC, il a insisté pour qu’il soit photographié en tenue guérilla, avec une barbe, et tout au long de sa carrière, il a eu le souci de s’habiller comme il se doit selon sa qualité. George Bizos, son avocat, se rappelle qu’il a rencontré Mandela la toute première fois dans la boutique d’un tailleur indien, dans les années 1950, et que Mandela était le premier Sud-africain noir qu’il n’eut jamais vu se faire mesurer pour un costume. Ces jours-ci, l’uniforme de Mandela est une série de chemises à motifs imprimés exubérants qui le déclarent le grand-père joyeux de l’Afrique moderne.

Quand Mandela était candidat à la présidence en 1994, il savait que les symboles importaient autant que le fond. Il n’a jamais été un grand orateur public et, souvent, après les premières quelques minutes, les gens n’écoutaient plus ce qu’ils disaient, mais avaient bien compris l’iconographie. Quand il était sur une plateforme, il faisait toujours la toyi-toyi, la danse emblématique de la lutte dans des townships. Mais plus important encore était ce sourire éblouissant, béat, inclusif. Pour les Sud-Africains blancs, le sourire signifiait le manque d’amertume chez Mandela et laissait entendre qu’il leur était favorable. Pour les électeurs noirs, le sourire disait : Je suis le guerrier heureux, et nous allons triompher. L’affiche électorale omniprésente de l’ANC était simplement son visage souriant. « Le sourire, explique Ramaphosa, était le message. »

Après sa sortie de prison, les gens disaient, encore et encore, que c’est étonnant qu’il ne soit pas amer. Il y a mille choses à propos desquelles Nelson Mandela était amer, mais il savait que, plus que toute autre chose, il devait projeter exactement l’émotion contraire. Il disait toujours : « Oubliez le passé », mais je savais qu’il ne l’a jamais fait.

Enseignement 7
Rien n’est noir ou blanc
Au début de notre série d’entretiens, j’ai souvent posé à Mandela des questions comme celle-ci : Lorsque vous avec décidé de suspendre la lutte armée, l’avez-vous fait parce que vous avez réalisé que vous n’aviez pas la force de renverser le gouvernement ou parce que vous saviez que vous pouviez gagner l’opinion internationale en choisissant la non-violence ? Sur ce, il me regarderait d’un air curieux et me dirait : « Pourquoi pas les deux ? »

J’ai commencé bien alors à poser des questions plus intelligentes, mais le message était clair : la vie n’est jamais un choix clair entre l’un ou l’autre. Les décisions sont complexes, et il y a toujours des facteurs antagonistes. Chercher alors des explications simples est le parti pris sûrement du cerveau humain, mais cela ne correspond pas à la réalité. Rien n’est jamais aussi simple qu’il y paraît.

Mandela est à l’aise avec la contradiction. En tant qu’homme politique, c’était un homme pragmatique qui voyait le monde comme étant infiniment nuancé. Cela tient en grande partie, je crois, du fait de vivre comme un Noir dans un système d’apartheid qui offrait un régime quotidien de choix moraux atroces et débilitants. Dois-je m’en remettre au patron blanc pour obtenir le travail que je veux et éviter une punition ? Dois-je porter mon laisser-passer ?

Comme un homme d’Etat, Mandela était, fait inhabituel, loyal à Mouammar Kadhafi et à Fidel Castro. Ils avaient aidé l’ANC à l’époque où les États-Unis désignaient encore Mandela comme un terroriste. Quand je lui ai posé des questions concernant Kadhafi et Castro, il a dit que les Américains ont tendance à voir les choses en noir et blanc, et il m’a reproché mon manque de nuance. Chaque problème a plusieurs causes. Alors qu’il était indiscutablement et clairement contre l’apartheid, les causes de l’apartheid étaient complexes. Elles étaient historiques, sociologiques et psychologiques. Le calcul de Mandela consistait à se demander toujours : Quel est le but que je recherche, et quel est le moyen le plus pratique d’y arriver ?

Enseignement 8
Se retirer du leadership, c’est aussi une façon de mener
En 1993, Mandela m’a demandé si je connaissais des pays où l’âge minimum de vote était en dessous de 18 ans. J’ai fait quelques recherches et lui a remis une liste plutôt médiocre : l’Indonésie, Cuba, le Nicaragua, la Corée du Nord et l’Iran. Il a hoché la tête et m’a fait son plus grand compliment : « Très bien, très bien. » Deux semaines plus tard, Mandela est allé à la télévision sud-africaine et a proposé que l’âge de vote soit baissé à 14 ans. « Il a essayé de nous faire accepter l’idée, se rappelle Ramaphosa, mais il était le seul [à la défendre]. Et il a dû faire face à la réalité qu’il ne l’emporterait pas. Il l’a accepté avec une grande humilité. Il ne boude pas. C’est aussi une leçon de leadership. »

Savoir abandonner une idée, une tâche ou une relation qui a échoué est souvent la décision la plus difficile que doit prendre un leader. À bien des égards, le plus grand héritage qu’a laissé Mandela, en tant que président de l’Afrique du Sud, est la façon dont il a choisi de quitter le pouvoir. À son élection en 1994, Mandela aurait probablement fait pression pour se faire nommer président à vie, et il y avait beaucoup qui estimait qu’en échange de ses années d’incarcération, c’était le moins que l’Afrique du Sud pût lui faire.

Dans l’histoire de l’Afrique, il y a seulement une poignée de chefs d’État démocratiquement élus qui ont volontiers quitté le pouvoir. Mandela était déterminé à créer un précédent pour tous ceux qui viendront après lui, non seulement en Afrique du Sud mais aussi dans le reste du continent. Il serait l’anti-Mugabe, l’homme qui a donné naissance à son pays et qui a refusé de le tenir en otage. « Son travail consistait à fixer le cap, dit Ramaphosa, et non de conduire le navire. » Il sait que les chefs mènent autant par ce qu’ils choisissent de ne pas faire que par ce qu’ils font.

En fin de compte, la clé pour comprendre Mandela est les 27 années de prison. L’homme qui est arrivé sur l’île Robben en 1964 était émotif, entêté, facile à piquer. L’homme qui en était sorti est équilibré et discipliné. Il n’est jamais et n’a jamais été introspectif. Souvent, je lui ai demandé en quoi l’homme qui est sorti de prison diffère du jeune homme obstiné qui y était entré. Il détestait cette question. Enfin, un jour, exaspéré par cette question, il dit : « J’en suis sorti mûr. » Il n’y a rien si rare — ou si précieux — qu’un homme d’âge mûr. Joyeux anniversaire, Madiba !